Polaroïds par A.P.Jane

"Polaroïds" par A.P.Jane
Histoires de photographies mentales.

mercredi 1 juin 2011

Akim

       J'ai erré. Dans toutes les artères de Paris. Comme ça. Pendant des heures.
       Ce matin, j'ai sauté dans un train pour la capitale. J'ai clandestiné gentiment. Baratiné le contrôleur... Il a fini par succomber à mes battements de cils et faire comme s'il ne m'avait pas vu.
       A la gare Montparnasse, j'ai acheté Le Parisien et, à la page du programme de la fête de la musique, j'ai scrupuleusement entouré ce que j'irai écouter.
       Je suis allée le voir jouer aux Halles. Lui a résisté à mes battements de cils, il ne m'a même pas calculée.
       Alors j'erre des heures sans pouvoir réfléchir. Erre de concert en concert. De soundsystem en guitare saturée. De classique en mix. D'acoustique en live techno...Je traîne dans la rue, squatte sous des stands, bois des coups dans les bars, sous des esplanades, des hangars. A un moment, j'essuie une émeute au forum des halles... Et puis de nouveau, j'erre de fin de soirée en boîte after, de boîte after en appart' after. Enfin, d'after en trottoirs... je fume un dernier joint avec des étudiants, picole une dernière bière avec des punks à chiens pour me retrouver toute seule.
       Moral dans les pompes , dans des chaussettes en berne, charisme étiolé, je ne réussis à m'incruster nul part. Impossible de m'infiltrer, de me faire offrir un squatt. C'est pourtant ma spécialité d'habitude. Je n'ai envie d'appeler personne. Je profile bas en croisant des gangs excités par l'alcool. Et vingt minutes plus tard, je traverse un cordon de CRS. Je suis devenue invisible. La ville m'a absorbée. Cette ville à présent dégueulasse et silencieuse.
       Il n'y a désormais plus que le bruit de mes pas. Une canette roule. Une serviette en papier s'envole, comme à OK Corral avant un règlement de compte.

       Il fait nuit, j'ai froid et j'ai mal aux jambes. Je voudrais être sûre de ne pas me faire emmerder, pourtant je me résigne et m'échoue à l'entrée d'une bouche de métro. Les semelles de mes docks pèsent une tonne de solitude à chaque marche de la station Ledru-Rollin que je descends.
       Je décide de dormir là. Je place mon petit sac-à-dos en chambre à air sur mon ventre, m'enfonce dans mon blouson de ski rouge sixtie's et mon sarouel noir et me love au creux d'une grille de métal et d'un mur de béton.
       Je commence à somnoler. Quelques instants s'écoulent et voilà que des pieds titubent en haut de la rampe.
       Une ombre masculine se dessine. 
       C'est incroyable le million de pensées à la centième de seconde qui t'assaillent. Une foule de faits divers, d'images télévisuelles, de clichés médiatiques. Une suite de flashs gores dont tu es la star. T'entends même le générique des infos de TF1 et Claire Chazal qui annonce qu'on t'aurait retrouvée décédée. Gil Grissom des Experts qui constate de multiples contusions avec un objet contondant. Et tes parents devant la table d'autopsie qui jurent qu'ils ne trouveront de repos qu'une fois ta mort vengée, avec dans le rôle de ton père et ta mère, Steven Seagal. Un zapping absurde.
       Même si j'ai souvent souhaité que ma dernière heure vienne, et même si les circonstances en augmentent fortement le taux de probabilité, je n'aurai jamais imaginé la grande faucheuse en adidas et passablement éméchée....
        Il se tient là. Avec sa casquette et son jogging blanc et je me dis que mon compte est bon. Le cœur s’accélère, la gorge se serre, je me demande comment je fais pour rester cool, stoïque d'apparence tout du moins. Une phrase tourne en pédale loop dans ma tronche ça va passer, ça va pas durer, sers les dents, ça se termine toujours à un moment. Tout finit toujours par se terminer, j'ai toujours misé à fond sur ce concept du temps qui passe. Le remplir pour patienter ou visualiser directement le moment de soulagement qui suit une mésaventure ou une corvée. Il arrive parfois que je me tape la tête contre le mur en répétant dans dix ans, j'en rigolerai, dans dix ans j'en rigolerai, dans 10 ans j'en rigolerai . Quand j'ai une violente douleur, je m'imagine à fond profiter de quand elle s'arrêtera. Où à l'inverse, quand il me tarde trop un évènement, je me projette le jour d'après pour constater combien mon impatience semblait ridicule. Une peine de cœur? Demain ça ira mieux! Une mauvaise descente? Demain ça ira mieux, demain ça ira mieux demain ça ira mieux...
       Il descend les marches avec pour musique, un fond de compteurs électriques sous tensions, de cliquetis de réverbères qui s'allument et s’éteignent. Aléatoires. Très loin, très très loin, il y a une voiture qui passe.
       Aucun mot n'arrive à sortir de ma bouche et, quelque part au fond de moi, je sens que ce n'est pas la peine de l'ouvrir. Je fume beaucoup et parle peu de toutes façons. Je suis recroquevillée, j’enlace mes genoux, impassible. Je feins de me remettre à somnoler gentiment.
       Il est debout devant moi. Mes yeux s'entrouvrent et se posent sur les trois bandes de chaque basket. Son pantalon est retroussé sur le genou droit. Je pense qu'il a la vingtaine comme moi. Entièrement blanc le survêtement – Comment un tel habit a-t-il pu survivre à une telle soirée? - Intact et brillant jusqu'au col. Et l’éternel crocodile sur le cœur. Je ne me rappelle plus pour sa casquette à part qu'il en porte une c'est sûr. Toujours assise, je le regarde d'en bas.
       «T'as quelque chose à fumer? » ça a l'air d'une question mais à la manière dont le mec te parle, tu entends plutôt « T'as intérêt à avoir quelque chose à fumer!!!!! »
      Il ne me reste presque plus rien. Cinquante francs, quelques clopes, un fond de tabac à rouler, quatre ou cinq feuilles, un fond de fiole de cognac et de l'eau dans une bouteille en plastique. Je pense très fort que je vais me faire dépouiller et laisser pour morte sur le carreau. J’attrape ma boulette, il reste un ou deux joints dessus tout au plus. Ma main tremble en posant mon shit dans la sienne. Il l'inspecte, la renifle et la balance derrière lui, énervé, par dessus son épaule. « C'est de la merde! » Assene-t-il. Je ne dis toujours rien, je ne fais pas la maline. Il fouille sur lui et tire de sa poche une savonnette à peine entamée, qu'il me tend « ça, c'est meilleur, roule un joint! » La pression baisse de quelques bars. Je m’exécute. Il s’assoit à côté de moi.

      Je sors tout le matos. Je n'ai pas besoin de m'appliquer : Je déchire en roulage. Je pense naïvement l'impressionner mais il a l'air de s'en foutre. Je le jauge du coin de l’œil. Ses yeux regardent le vide, il retire sa casquette pour se gratter le haut du crâne. Il a l'air pensif et triste. À vrai dire, qui ne le serait pas s'il traînait seul et saoul dans Paris à c't'heure?... Je n'ai toujours pas pipé mot. J'attends qu'il ouvre les hostilités et supposes qu'il apprécie le geste. J'allume le pétard, tire une énorme bouffée et lui fait tourner. On reste là à fumer religieusement.
      « Comment tu t'appelles?
    • Poppie
    • Moi c'est Akim. »
C'est bizarre, en présence d'inconnus et à mille lieues de chez moi, j'ai pris l'habitude de mentir, de dire des noms à la con, d'inventer une vie. Et là pourtant je suis sincère.
       « Tu viens d'où?
    • De Bordeaux et toi?
    • Mante-la-Jolie. »
      La conversation se ponctue d'aspirations de fumée. Le nom du bled est évocateur. La série de flashs mentaux et absurdes resurgit. Là, ça a l'air cool mais ça va dégénérer! Tu sais pas pourquoi ni ce que t'as fait de mal et ça dégénère, ça dégénère toujours me traverse. La résignation m'envahit. Tant qu'à mourir, autant se laisser aller et passer un bon moment ; je ne suis plus à l'affût.
      « Tu fais quoi dans la vie?
    • Je fais des études
    • Des études de quoi?
    • De lettres modernes.
    • Ça veut dire quoi?
    • J’étudie la littérature, je lis des livres en quelque sorte...
      Rhaaaaa!!! Il détourne la tête dans une grimace de dégoût et fait claquer sa langue sur son palais juste derrière ses incisives. Ça sonne comme un D ou un T très sec, comme si on commençait de dire non.
    • Les livres.....C'est pas bon.... !!!!»
      Il conserve sa moue racailleuse, ce sourire à l'envers crispé sur un menton en avant. Ses mâchoires se figent en une expression d’écœurement doublée de sentiment de supériorité.

       Je méditerai longtemps sur cette exclamation « les livres, c'est pas bon » Est-ce que l'école l'a fait chier ? Trouve-t-il que lire est une perte de temps ? Est-ce un des dogmes de sa bande ? Pense-t-il que les gens qui lisent se la pètent ? De l'impression que j'en garde, j'en tire la conclusion que, d'une certaine façon, la lecture offre un trop grand risque d'évasion et qu'il ne souhaite pas rêver, pas trop réfléchir ; il fallait se préserver de la moindre idée de vies meilleures ailleurs, la moindre hypothèse de voyage, de réflexion, d'ouverture lui ferait plus de mal que de bien.
      Si j'ai vu juste, j'espère qu'il a changé d'avis à l'heure qu'il est.

      Son iris se brouille d'un assaut de pensées.
      « Et toi, tu fais quoi? 
      Il ne répond pas. Quelques secondes passent. Il enchaîne.
    • Elle m'a grave tej', tu sais ?
    • Qui ?
    • Une meuf que je kiffe grave...! »
      Et c'est parti. Il vient pour cracher sa Valda.
      Je n'ai jamais eu de meilleur ami. Je veux dire qu'être dérangée dans sa déprime par un toi il te faut une bonne cuite allez hop on bouge, ou d'entendre hurlé au téléphone des allez viens sans toi c'est pas pareil une veille de week-end, pourraient éventuellement légitimer une certaine proximité affective.
       Par contre, tu peux être sûr que si, à la ronde, il y a le moindre connard, ou la moindre connasse, lequel ou laquelle je ne connais ni d'Adam ni d’Ève, et qui éprouve le besoin de me balancer son curriculum mental, c'est pour ma pomme. Je ne compte plus le nombre de fois où de parfaits inconnus m'ont dévoilé les aspects les plus retors de leur pensée ou de leur vie et sans que je ne leur demande rien. Une nuit dans une fête à Toulouse, un type m'a fait part de tous les fantasmes les plus salasses qui hantaient son esprit. Je pensais que c'était une façon bien tordue de me draguer, et m'apprêtais à le traiter de sale pervers, lorsqu'il s'est levé, m'a remercié d'un ça m'a fait vraiment du bien d'en parler et est parti. D'accord, c'est pas vraiment mon truc de juger les gens, mais est-ce écrit sur mon front ? Mystère...

       Il commence à me raconter sa soirée. Il avait rejoint ses potes dans une boîte, et puis d'autres potes encore, et puis des copines parmi lesquelles il y avait LA meuf après laquelle il court. Je crois qu'à un moment, il l'a prise dans un coin pour lui expliquer comment il la trouvait beaucoup plus bonne que la plus bonne de tes copines mais elle lui avait mis un vent et les points sur les i. Définitivement.
      « Tu la verrais, c'est une déesse, j'la classe dans les tops du top!
Je perçois ses yeux qui s'écarquillent à travers le filtre de sa fierté. Il a beau bombé le torse, je ne vois tout d'un coup plus qu'un shamalow.
    • C'est une 17 ou 18 sur 20, tu vois?
       Je lui demande ce que ça veut dire.
    • Elle fait 1,80 m, brune, des cheveux longs et des yeux en amande, un corps parfait! 90, 60, 90 les mensurations! Elle vaut au moins 19 sur 20 en fait, c'est clair... »
      Il baisse et secoue sa tête comme décontenancé par la beauté de la fille.
      J'hallucine un peu. Il a une jolie petite gueule mais bon c'est pas Hugh Jackman ( Grrrr Hugh...!). Il n'est ni petit ni balaise et je me demande pour qui il se prend ce petit con. Je me marre doucement.
      « - Ok! Ben putain, je pense que je ne vais pas te demander de me mettre de note si tu veux bien! » On est à un niveau de confidence où je peux me permettre le sarcasme. Il est vrai qu'avec cette dégaine et ce carré de cheveux rouge-orange ébouriffé, qui m'a vallue le surnom de Cinquième élément par les gosses de la dernière colonie de vacances que j'ai animée, j'apparais bien éloignée de ses critères de sélection.
      Il ne relève pas. 
      « Ouaih mais vous à la campagne, vous pouvez pas comprendre! » (Et va-z-y, traite moi de bouseuse tant qu'on y est!) Il sourit. Il me fait la remarque qu'à ma façon de parler - mon débit est plus lent que les gens d'ici - que ça s'entend que je ne suis pas de la capitale, que j'ai l'air calme. Il est vrai que son verbe fuse à la vitesse d'une balle de calibre 38. Je ne lui dit pas que j'ai quand même grandi à Aulnay-sous-Bois, je n'ai rien à lui prouver, je m'en fous.
      Il sent cependant que je tique un peu.
    • Faut pas nous en vouloir tu sais : Ici, ça trace! Y a trop de monde! Y a pas le temps! Alors on est attiré par tout ce qui brille tu vois! On est superficiel , on peut pas faire autrement, c'est comme ça. 
      Il ne se justifie pas auprès de moi mais auprès de lui-même. Il s'aperçoit qu'il a placé la barre trop haut niveau meuf ; il regarde ailleurs, vaguement.
    • Chez vous, vous vous connaissez depuis toujours ou alors vous prenez le temps de vous connaître, vous vous intéressez à ce qu'il y a à l’intérieur, nous, y a que l'image qui nous intéresse tsé? C'est comme ça. 
       Il répète Et oui c'est comme ça plusieurs fois. En même temps qu'il alterne tentative de me convaincre, auto-justification et prises de conscience, tantôt il se lève, tantôt il s'assoit. Là il est de nouveau assis à côté de moi.
    • Et oui, c'est comme ça....pff »
      Il baisse la tête. Je hausse les épaules.
      J'aime bien sa façon de décrire le territoire français en dehors de la capitale. À l'entendre, je vis dans le village d'Astérix. Je trouve ça drôle. Au niveau cliché de merde, on est à égalité après tout. Je suis trop fatiguée pour prendre le temps de lui expliquer.
      « Tu sais, j'm'en bas la race de cette pute en plus...
      Je lève les sourcils et hoche le menton en demande de détails.
    • Y a une meuf au bled, celle-là j'la kiffe pas, je suis amoureux d'elle! Je voudrais me marier avec elle mais pour sa famille, j'suis un moins que rien, et quoi que je fasse, je serai toujours un moins que rien... Pour les gens de la ville au Bled, les p'tits keums comme moi qui vivent en banlieue, on est rien que des... - il dit un mot en arabe qui semble très péjoratif à sa façon de le prononcer – et elle, elle est vraiment belle, elle est vraiment pure, elle est pieuse, elle porte le voile, elle respecte Allah, et puis elle a la classe... »
       Son regard se perd au loin, comme s'il la regardait marcher dans les rues de son village en Algérie. Je ne sais pas sur quel flan de l'anecdote m'arrêter. Ça frise quand même le fondamentalisme. J'imagine la fille, merveilleusement belle, un voile sur ses cheveux d’ébène, marchant dans le désert pour aller chercher de l'eau au puits.  Un peu comme dans un péplum avec Charlton Heston. De fumer, ça fait ça.
Je préfère m'attendrir sur le côté fleur bleue de l'histoire. Allez ! C'est tout à fait romantique après tout, et ça m'a surprise, je ne m'attendais pas du tout à de telles révélations.
      Mauvaise langue, je balance quand même Qu'est-ce que t'en sais ? (qu'elle est pure). Il plisse les paupières, se lève brusquement. Je crois que je vais me prendre une droite pour avoir manquer de respect à son égérie ; tandis qu'il s'embarque dans un long, très long monologue.
      Il me demande ce que je crois comme si j'étais le monde entier.
      « Pourquoi tu crois qu'on court après le blé, hein? Pourquoi tu crois que je me la frime dans une BM, hein? Pourquoi tu crois que j'me sape tout en fringues de marque, hein? Pourquoi tu crois que je porte tous ces bijoux en argent? - il désigne sa gourmette, ses chevalières, la chaîne autour de son cou avec dégoût – hein? Merde!!! Mais pourquoi tu crois qu'on fait du bizz, qu'on s'bat et qu'on vole des bagnoles, hein? Dis-le moi!!! 
      C'est évidemment une question rhétorique. Je ne réponds pas. Je constate juste sa tristesse et le laisse se défouler. Je le sens au prise d'un destin qu'il ne maîtrise pas. On dirait qu'il prie pour des réponses, de toutes ses forces.
    • Bordel mais tu vois pas que si on s'crame, si on prend tous ces risques, si on cherche à briller, c'est pour qu'elles nous remarquent! Si on fait tout ça, si JE fais tout ça, c'est pour les FEMMES!!! »

      Il continue d’énumérer les conneries qu'il a pu faire, les attitudes qu'il a pu prendre, les mésaventures avec untel ou untel, qu'il ponctue toujours d'un tout ça c'est pour les femmes. C'est la réponse qu'il se donne. Dans une petite transe. J'assiste à un monologue de Racine sans les alexandrins. Je ne sais pas s'il s'éloigne, si mon attention décline ou si le son de sa voix s’apaise peu à peu.

      Il se rassoit violemment à côté de moi et nous tombons dans un grande méditation commune.

      Je voudrais lui dire des tas de choses. D'abord que je serais restée pure si j'avais pu. Qu'il ne devrait pas me dire tout ça. Que je suis mauvaise moi aussi. Je voudrais le prendre dans mes bras mais je ne le connais pas, et puis c'est pas mon genre. Que de toutes manières, je ne suis pas rassurante. Ni quelqu'un de compréhensif. Je voudrais lui dire que je suis venue à Paris à cause d'un homme, un homme que j'avais quitté. Que je me suis aperçue trop tard que j'en étais raide, et que j'avais terriblement espéré qu'il me retienne mais qu'il n'en avait eu rien à foutre. Je voudrais lui dire que si j'avais pu, je serais rentrée dans la catégorie du type de femme qu'il a décrit, et avec joie. Que j'ai su trop tôt, que je ne serai jamais le genre dont on rêve, jamais le genre à qui on fait la cour, jamais le genre qu'on demande en mariage. Et que si on est honnête avec soi, on ne choisit pas sa place au sein de la meute. Je voudrais lui dire que, moi aussi, je souffre à en crever.
      Je me rappelle aussi le discours d'une vieille pute qui disait qu'on aime vraiment qu'une seule fois dans sa vie. Qu'avant cela, nos premiers amours nous y préparent, et qu'après, ce ne sont plus que des répétitions de la même histoire. Alors il ne faut pas s'en faire. Je voudrais lui dire qu'il révisera ses ambitions, qu'il en trouvera une autre parfaite pour lui. Que son tour viendra.
Et puis, j'imagine ce qu'il pourrait devenir s'il avait le choix, l'imagination, l'initiative. Je lui invente d'autres vies. Tiré à quatre épingle en fils d'aristocrate. Avec une crête de punk. Ou cultivant des betteraves en Lozère. Je voudrais lui dire qu'il pourrait se tirer d'ici, qu'il faut se bouger le cul, qu'on est libre si on le veut.
Je me souviens enfin que s'il n'avait pas été tout seul et que s'ils avaient été deux ou trois du même acabit, je n'aurais jamais eu droit à ce déballage de questions métaphysiques. Plutôt à une violente prise de tête. Et peut-être à un coup de couteau gratuit.
      Je voudrais lui dire que je comprends mais qu'il faut se faire une raison se faire une raison se faire une raison. Mais je ne lui dis pas. Parce qu'avant de donner des leçons, il aurait fallu que je réussisse à m'en convaincre.

      Eh oui c'est comme ça. On le dit en même temps et ça nous fait rigoler.
Il se lève doucement. Il remet sa casquette. Il sort sa savonnette, mord dedans et m'en donne un gros bout. Il s’époussette, tout ça dans un grand rituel de préparation au départ. On a jamais été aussi complice qu'à ce moment-là. Celui où il faut se séparer. Il va pour monter les marches.
      Je voudrais savoir.
      « Mais au fait, pourquoi tu me dis tout ça? Après tout, moi aussi, je suis une femme, tu sais? »
      Il se retourne.
      « Ouaih mais toi... »
      Il m'observe quelques secondes d'une façon que je ne sais définir, il n'y pas seulement de l'affectif, il y a autre chose de plus bizarre.

      « Ouaih mais toi, c'est pas pareil... »



FIN